6 avril 42 Un mariage sous l'Occupation
Gai, gai, marions-nous Je me demande si la noce était aussi joyeuse que l'affirme la vieille chanson
lorsque nos parents Louis et Françoise s’épousèrent le 6 avril 1942 -un lundi de Pâques, comme pour beaucoup de mariages. Leurs sentiments personnels n’étaient pas en question. Ils semblaient destinés dès l’enfance à se marier ensemble. Depuis l'école de village à classe unique, ils avaient appris à se connaître. Papa et mon oncle Marcel le frère de Maman étaient copains Les deux familles se fréquentaient: grand-père Lucien avait travaillé chez Léonard DRUGY , le grand-père maternel de Papa qui l’avait aidé à monter sa petite ferme. Je doute cependant que le père de la mariée, un breton dur à la tâche, ait eu beaucoup d’estime pour Christian DEAUCOURT, dont tout le village connaissait la paresse et la brutalité mais sa femme Blanche avait du bien, étant de surcroît fille unique . Bons élèves poussés par l’institutrice Mlle VAILLANT, nos parents avaient obtenu une bourse pour aller dans le secondaire aux lycées d’Arras.
Qu’ont-ils fait une fois leurs études secondaires terminées? je n'ai jamais pensé à leur poser la question. Avec son brevet supérieur, Maman s'est mise à faire des remplacements d’institutrice avec dans l'idée une possible titularisation sans passer par l'école normale. Papa a peut-être déjà commencé à travailler dans le cabinet d’assurances Taillandier, en attendant « de partir au service». Il avait choisi l’armée de l’air, pour sa modernité peut-être et sa discipline moins rigoureuse que chez les fantassins. Classe 38, le voilà à la base aérienne de Reims puis à Chartres . En permission, il vient parader dans son bel uniforme chez sa fiancée. À la mobilisation générale en 1939 , les non-navigants comme lui sont repris par l’Armée de terre.
Juin 1940 : avec des milliers d’autres abandonnés par leurs chefs Louis reflue des frontières belges vers le Sud. Au moins ont-ils échappé à la mort ou au camp de prisonniers. L’Armistice instaure deux zones: occupée et «no-no » (non-occupée). Impossible de revenir dans le Pas-de-Calais, qui fait en outre partie des régions administrées directement par un gauleiter depuis Bruxelles. Que faire de ces « soldats sans armes », démobilisés mais sans solde? Un instituteur communiste du groupe touche toujours son traitement et il le partage avec les copains. Je n’en sais pas plus. Papa atterrit à Lézignan-Corbières dans une famille de viticulteurs: vendanges, cours aux enfants de la maison. Sœur Anne là-haut apprend à lire et à compter dans les villages autour d'Arras, à Penin, Averdoingt,ou plus loin, à Avion aux enfants de paysans, de mineurs, de réfugiés espagnols ou de travailleurs polonais. Elle reçoit des cartes pré-rédigées: « tout va bien » « suis en bonne santé », « pas besoin d’argent ». J’en avais vu quelques-unes autrefois mais papa a pris soin d’effacer toute trace de correspondance.
Bonheur des retrouvailles après d’aussi longues fiançailles et plus de deux ans de séparation. Se monter en ménage en 1942 : le choix est restreint quand meubles, literie, articles ménagers se raréfient. Une grande table de cuisine toute simple en bois blanc, quelques chaises, une salle à manger complète en chêne sans doute achetée chez Dehay-Houdart , une cuisinière à charbon trouvée chez Brongniart ( à côté du libraire Brunet), de couleur vert d’eau- pas le choix, c’était la seule, restée en service jusque dans les années 60. Petit luxe: une table de toilette avec dessus en marbre rosé et une commode en chêne avec un marbre veiné noir. Elles ont longtemps délimité le coin travail de ma chambre, la table de toilette transformée par Papa en bureau adossée à la commode dont j’avais décoré l’arrière de médaillons d’écrivains. Les deux finissent leur jour à La Borne, le bureau relooké en petite desserte, la commode endormie dans un débarras.
Pour la mariée pas de robe de dentelle : un tailleur prince de Galles, et pour son futur, un complet du même motif, un peu étriqué ( il n'y avait pas d'autre taille). Et voici le plus insolite. Grand-mère Lucienne, qui n’aimait rien tant que la zizanie dans les familles, réussit à donner un tour tragi-
comique à une cérémonie si attendue. Elle crut bon de boycotter le mariage à Bavincourt pour aller dans un village voisin au mariage - ou plutôt aux fiançailles de parents éloignés, car je n'ai pas trouvé de mariage ce jour-là dans les parages. Le motif avancé ? Le mariage ne lui plaisait pas car sa fille …n’était pas assez bien pour Louis! C’est ce qu’affirmait parrain Lulu, le jeune frère de maman , peu avant son décès, précisant même qu’en réalité grand-mère était jalouse et amoureuse de Papa - qui la comparait volontiers à mme Bovary! Sans doute parrain exagérait-il: tous ses propos étaient remplis d’acrimonie contre ses parents. Ce qui est sûr c'est que grand-mère avait beaucoup d’affection pour Louis : elle ne laissait jamais passer le 25 août (sa fête et son anniversaire) sans préparer un repas spécial, même si la moisson battait son plein.
Le reste de la famille passa outre au diktat maternel. Qui étaient les témoins? Impossible de le savoir: je n’ai eu accès à aucun des actes civil ou religieux. De la mairie située dans la « grande école » près du « flot » on voit le clocher de l’église qui se dresse en face du château alors occupé par la famille Quarré de Boiry. Des gens du château devaient à des titres divers assister à la messe. "Trutru", Mlle Poidevin la préceptrice du château a dû chanter et jouer à l'harmonium quelques cantiques repis par l'assemblée. Maman était amie avec les filles de Boiry, une certaine Friquette notamment. Les grands-parents DEAUCOURT logeaient dans les communs où ils étaient employés comme jardiniers. Mais depuis le décès de Laure Riche, Constant DEAUCOURT y vivait-il encore ? Il allait décéder en novembre 42.
Je doute qu’il y ait eu grand monde : l’occupation et son couvre-feu, la traite des vaches deux fois par jour interdisait les grands déplacements : les cousins de papa, les Demazures n'avaient pas fait le déplacement depuis Gommecourt à une quinzaine de kilomètres, sinon ils auraient figuré sur la photo. Du côté de grand-père François, pas question que les bretons de Paris ou de Gouarec se lancent dans le voyage. Avec le couac produit par grand-mère Lucienne, les proches du village avaient dû hésiter sur l’attitude à avoir.
Et puis, la disparition toute récente de grand-père Lucien était dans les cœurs.
De photo officielle de la cérémonie chez un photographe d'Arras, Mériaux ou Jean, point. Longtemps, je n’avais eu qu’une image ratée des mariés surpris les yeux fermés. La cousine Fabienne Duhamel m’a procuré un témoignage plus réussi de l’événement : une photo que possédait un fils de Geneviève, prise sans doute par mon oncle Marcel devant la maison des parents de papa rue de l’Âtre. Tout le monde sourit, parrain Lulu le premier. Ces dames ont de jolis canotiers noirs. Christian a gardé la cigarette au bec; Blanche, toujours effacée, disparaît derrière les épaules des mariés. André tout à l’arrière prend un air gouailleur ; Geneviève fait le clown. Le clan Deaucourt a l’air uni. Grand-père François n’est pas sur la photo mais je sais qu’il a conduit sa fille à l’autel.
Est-ce qu’on a banqueté ? À la campagne, les restrictions restaient toute relatives : la basse-cour est là. ce fut probablement chez les dDeaucourt-Drugy. Aurais-je inventé la présence au menu d’un lapin aux pruneaux ? Encore un que les boches n’auront pas eu !
Pendant ce temps la guerre battait son plein.
Et dans les journaux ? Les gazettes locales, l'Avenir de l'Artois ou le Courrier du Pas de Calais n'étant pas numérisées, je me rabats sur la presse parisienne. Pâques a triste mine à Paris mais le Maréchal, nous rapporte avec componction le Petit Journal, n’a pas manqué de faire son devoir religieux dans un village près de la « capitale provisoire ». « Sans hésiter » il s’est parfaitement souvenu de l’adresse où il avait passé un an en garnison à Vincennes à la fin du 19ème siècle. Les Unes jonglent allégrement avec les chiffres : milliers de soldats russes tués ou blessés, dizaines d’appareils abattus par la Luftwaffe, millions de tonneaux de la marine marchande anglo-américaine envoyés par le
fond. Paris-Soir tout comme le Grand Écho du Nord, totalement dévoués à la collaboration avec l’Allemagne, alignent des tableaux de chasse triomphalistes , le journal nordiste mettant l’accent sur les désastres essuyés ou causés par les voisins anglais. Les mesures antijuives commencent à s’appliquer en grand : premières rafles au marché aux puces de St Ouen, par le biais de ce que le Petit Parisien nomme par
euphémisme « la révision des naturalisations », un monstre juridique . Pendant ce temps, les USA, face aux besoins de la guerre, commencent à revenir sur la ségrégation raciale qui interdisait l’entrée des noirs ( les nègres comme on dit alors) dans l’armée, mais grande reste la méfiance envers les anciens
esclaves: ils ne sont acceptés que dans des emplois non-armés. Une cible privilégiée conjugue antisémitisme et antigaullisme : Radio-Londres où sévit Pierre Dac l'auteur du slogan Radio Paris ment Radio Paris est
allemand. La collaboration du monde artistique a trouvé ses vedettes mais les candidats au travail en Allemagne se font désirer malgré une intense propagande. Il faudra en venir au S T O . Pour le quotidien, on s’adapte : l’ingéniosité est à l’œuvre, gazogène, véhicules électriques, « miracles de la fée nécessité »du côté des couturiers comme Jacques Fath mais aussi les tickets de rationnement, le camouflage impératif entre des heures à l'énoncé bien compliqué
, l’occupant ayant imposé son fuseau horaire , « l’heure allemande » qui ne dit pas son nom , soit deux heures de plus que l'heure légale française diplomatiquement nommée "heure du méridien de Paris", cependant qu'à la campagne on continue à vivre à l'heure solaire "el vielle heure", mieux adaptée aux réalités des travaux de la terre. Je suis né à 18 heures,- heure française ou heure allemande ? question capitale, Madame Soleil pour établir mon signe astral. La culture, excellent dérivatif, se porte bien:Gide distille ses analyses, Colette ses souvenirs, Paris-Soir a organisé un criterium dans la région parisienne, on joue au rugby et déjà l’Aviron bayonnais est à la peine !