énigme double pour Modeste
C’est sûr, « double énigme à Bavincourt » aurait mieux sonné, comme un titre de roman policier à l’ancienne, à la Émile Gaboriau. Mais adieu mon ordre alphabétique. De quoi s’agit-il ? De deux disparitions inexplicables du côté maternel, je veux dire deux décès introuvables, qui touchent de près le même homme, Modeste LEBAS l’arrière-grand-père de mon arrière-grand-mère.
Nous sommes au début du XIXème siècle : impossible de savoir où et quand est décédée sa femme légitime, Anne Séraphine FRANÇOIS dont il n’a pas d’enfant. Impossible de trouver le décès de la mère de ses enfants, Victorine Rosalie FRANÇAIS. Configuration pour le moins bizarre, sans compter cette quasi homonymie des noms. Tous les obstacles semblent s’être accumulés pour me bloquer. Je n’ai pourtant pas ménagé mes efforts. J’ai consacré un mois de février entier (chez moi, à côté du poêle) à éplucher les registres paroissiaux de Fienvillers, un village de la Somme proche de
Doullens pour
essayer de m’y retrouver dans la famille de Séraphine. Rien de positif n’en est sorti. Les registres sont cochonnés, à peine lisibles, écrits avec des plumes mal taillées; les François sont pléthore, souvent prénommés… François ; aucune indication de métier pour les distinguer et elle a eu 9 frères et sœurs. G R r r r rr.
Avec Victoire Rosalie FRANÇAIS, c’est plus simple mais aussi frustrant : le recensement de 1820 donne sa date de naissance et puis stop : c’est une enfant des Hospices de Paris. Il a fallu une santé de fer à la petite pour survivre mais aucune trace d’elle dans les registres de Paris. Grâce aux alertes de différents sites, je suis tombé sur des Victoire ou des Rosalie FRANÇAIS, en général des Vosges ou de Moselle mais je doute de trouver la bonne.
Cet article est une bouteille à la mer. À moins que je ne devienne la risée des émules de Jean-Louis Beaucarnot, tant mes pseudo- énigmes sont limpides ?
Modeste LEBAS, le si mal prénommé, se marie le 24 Messidor an III avec mon fantôme, Séraphine. Ils ne sont pas de première jeunesse, 33 ans pour lui, 28 pour elle, une façon habituelle de retarder les naissances ! La cérémonie a lieu à Bavincourt mais elle n’est pas de ce village du Pas-de-Calais : elle est née à Fienvillers, près de Doullens, dans la Somme. Toute sa famille est de Candas et de Bernaville. Le père était tonnelier (une des rares indications des registres). C’est la dernière d’une fratrie de dix; l’aîné à vingt ans de plus qu’elle; ses parents ont disparu depuis cinq ou dix ans. Mine de rien, malgré la création des départements, la frontière reste quasi hermétique dans les échanges entre l’ancienne Picardie, pays de gabelle et partie intégrante du royaume de France et l’Artois qui a gardé nombre de particularismes depuis son rattachement à la Couronne un siècle et demi auparavant. Qui lui a montré le chemin de Bavincourt, à 70 kilomètres de son village et lui a trouvé une place? Elle est servante (mais chez qui?), installée là depuis longtemps, ayant en somme coupé les ponts avec sa famille: à son mariage, personne d’autre que des amis de Bavincourt comme témoins. Et puis voilà : elle fait pschitt ! Elle s’évanouit. Sans laisser de trace dans les registres ; pas de mort enregistrée où que ce soit. J’ai "fait" les hôpitaux d’Arras, de Doullens, retourné les tables décennales de tous les villages environnants. En vain. Pourtant au recensement de 1820, Modeste est dit marié et non veuf. J’ai pensé à un divorce, à une séparation. Rien. Elle ne lui a pas donné d’enfant. Les deux qu’il déclare sont et resteront pour l’état civil, des enfants naturels bien qu’il les reconnaisse. Il y aura en 1814 Martial, le continuateur de la lignée, le grand-père de Mélina mon arrière-grand-mère qui vit jusqu’en 1890, et Isidore en 1819, qui meurt à 3 ans. La mère est Victoire Rosalie Français, née un 11 mars 1778, une date qu’elle garde gravée dans sa mémoire même si souvent dans les recensements elle se trompe sur son âge. Elle est journalière, servante maîtresse, femme libre, (à moins que Modeste n’ait jamais voulu lui mettre la bague au doigt), mais acceptée pourtant par le reste des LEBAS au milieu desquels elle vit. Après la mort de son « patron », comme pour remplacer Isidore qui vient de mourir, elle lui donne un demi-frère, Benjamin, le bien nommé, peut-être une naissance involontaire car elle a 45 ans ! Le père est inconnu. Benjamin se marie avec une fille de Saulty, le village voisin. Il est ménager ou journalier. Il habite dans la même maison qu’un petit neveu de Martial ; sa mère vit avec le ménage, déclarée indigente en 1851, à 72 ans. Après 1861, elle disparaît. J’ai eu beau faire la grande tournée de tous les villages entre Arras et Doullens : elle est restée introuvable.
A posteriori, comme toujours, on regrette de ne pas avoir entrepris ces recherches lorsque les grands-parents étaient encore là et capables de donner plus d’informations. Ils connaissaient forcément l’existence de cette Victoire Rosalie FRANÇAIS ? Mais savaient-ils son véritable statut ? Avec ces deux existences évanouies, je tiens peut-être mon secret de famille ?