BOSSU
Marie BOSSU était la cousine germaine et la grande amie de grand-mère Lucienne. On était si bien habitué à ce nom dans la famille que je n’avais jamais remarqué qu’il désignait une infirmité peu enviable. J’en ai pris conscience seulement lorsqu’en 2014 divers journaux révélèrent le véritable nom de Charles MARVILLE, ce photographe célèbre pour ses clichés du Paris d’avant les destructions haussmanniennes. Il se nommait en fait BOSSU. Le récit de la découverte est un vrai roman-feuilleton. Dans son testament, il explicite les raisons de son pseudonyme «Je déclare ici que le nom de Charles Marville est un pseudonyme que je porte depuis quarante-sept ans […]. Lorsque je rentrais dans les arts, j’éprouvais la crainte que la singularité de mon nom ne me cause les ennuis que j’avais éprouvés en classe, c’est pourquoi je pris, il y a quarante-sept ans, le pseudonyme de Charles Marville.» En Picardie, les noms qui semblent aujourd’hui lourds à porter ne manquent pas : BELLEGUEULE, SALOPE, COURTECUISSE, BASDEVANT, et autres LA BITTE. La chose importait assez peu au temps où dans la vie quotidienne des villages, on s’appelait par le prénom et qu’on désignait l’individu par un surnom – pas forcément plus valorisant d’ailleurs. Dans mon village de l’Artois j’ai connu ch’Frisé, ch’ Gorille, une famille de Fouille-au-pot.
La mère de Marie Bossu, Olympe Flore et Mélina la mère de Lucienne étaient sœurs. Mais si Mélina vécut jusqu’à 89 ans – un record surtout pur une malade chronique-, Olympe Flore était décédée à 26 ans, après avoir mis au monde quatre enfants, les deux derniers n’ayant vécu qu’un ou deux mois. Elle s’était mariée un 29 décembre 1883 à 19 ans avec Louis François BOSSU qui en avait déjà 27. Dès 16 ans elle était mère, mise en enceinte par ce dernier, un ouvrier du village voisin de Saulty. Ils attendront deux bonnes années pour régulariser leur situation. En cause: le service militaire de cinq ans .
Signalement du « vil séducteur : 1m68, cheveux châtain, yeux roux ( ?). Il a de l’instruction. C’est un catholique : la précision a son importance car une partie des BOSSU des alentours est protestante (comme la famille de Marville d’ailleurs). À partir de 1877 il fait ses cinq ans à Vincennes dans le 10ème dragon et dans l’artillerie . À la même époque son frère Alcide est dans le train des équipages. En octobre 1880, le voilà qui déserte pendant 15 jours. Ce dérapage incongru est contemporain de sa liaison avec la jeune Olympe qu’il a mise enceinte au cours d’une permission de mars/avril 1880 - le bébé (Adéline) est né en janvier 1881. Il est revenu de lui-même souligne son dossier, ce qui ne lui a pas épargné deux ans de prison « pour désertion en temps de paix » avant de réintégrer son régiment en mars 1882 et de passer dans la réserve en décembre 1883. Aussitôt, le mariage a lieu et la petite Adéline primitivement déclarée comme enfant naturelle d’Olympe LEBAS retrouve son père légitime. Dans sa propre famille, les mauvaises langues laisseront pourtant constamment entendre qu’Adéline, mariée pour finir avec un mineur de Lens, était une bâtarde.
Je remonte dans l’arbre et j’arrive au grand-père, Louis Joseph : il a vécu à Saulty, à cheval sur deux siècles: né le 20 mars 1771, il meurt le 30 juin 1842. Il était cordonnier de son état mais se déclarait aussi journalier, car les pratiques pour s’offrir des souliers neufs devaient être rares dans le petit village, d’autant qu’existait un concurrent - et ami- Vindicien Hautcoeur. Mon cordonnier meurt à 67 ans, dans son lit, sa seconde femme de cinquante ans à ses côtés. Un chanceux ! Car les deux compères avaient failli finir guillotinés. C’est ce que j’apprends en consultant par routine Geneanet : un zélé généalogiste, Aimé Clément, ne s’est pas contenté de dresser un arbre complet, il y a ajouté un long extrait du livre de Georges SANGNIER, Le Brigandage dans le Pas de Calais de 1789 à 1815. « La diligence de Saint Georges ». Le 5 décembre 1807, vers minuit, sur la grand’route d’Arras à Doullens, entre le hameau de la Bellevue et Mondicourt, une diligence est attaquée au moment où elle passe un petit pont qui franchit la ravine de l’Equignart près du bois de la Breffaye. Décor inquiétant à souhait : sur une route rectiligne, c’était la seule difficulté notable, en dehors de la côte de Doullens. Quinze hommes se sont cachés dans les buissons et sous le petit pont. Ils profitent de ce ralentissement obligé pour arrêter la lourde diligence, faire descendre postillon, conducteur, passagers (quatre), s’emparer de la clé des coffres. Joli butin : 5900 frs et surtout, un magot enfermé dans quatre barils : 73 149 francs en pièces de 6 livres et de 5 francs provenant du receveur général de Gand, (l’Escaut est alors un département français) et destiné au payeur principal de la marine à Boulogne. L’autorité avait sans doute pensé que cet itinéraire détourné et inaccoutumé était plus sûr que la voie directe par la côte. Comment nos brigands d’occasion avaient-ils su ? Un coup de chance peut-être. "Et pour un coup d'essai ce fut un coup de maître"..
On laisse la diligence repartir; on se partage le butin dans le bois et chacun rentre chez soi,- à pied car on ne retrouve aucune empreinte de fers. Ils ne doivent pas habiter bien loin. La gendarmerie arrête vingt-trois suspects dans les villages environnants mais le tribunal spécial les relâche le 8 mars 1808. Cependant, plus tard, de nouveaux renseignements parviennent à la connaissance des autorités, des soupçons se portent sur deux cordonniers de Saulty, Vindicien HAUTECOEUR, 43 ans, et Louis BOSSU, 40 ans. Une rumeur prétend que six semaines ou deux mois avant l'attaque de la diligence de Saint Georges, HAUTECOEUR et BOSSU passant devant la maison du tisserand Gilbert LECLERCQ, HAUTECOEUR interpellait l'artisan: " Que fais- tu?, -Je fais de la toile,- Nous avons beau travailler ainsi avant de devenir riches", reprenait mélancoliquement HAUTECOEUR, " -au lieu de travailler tous les jours du matin au soir, il vaudrait mieux voler une bonne diligence,- mais il faudrait savoir quand la diligence conduirait de l'argent?, - Je ne suis pas gêné pour le savoir". Et sur une question de LECLERCQ: " il n'y a pas plus belle place que le Pont sous le Blanc Baudet". Autre indice. Pendant les fêtes de Noël, trois semaines après le coup, HAUTECOEUR se trouvait dans un cabaret. Vers deux heures du matin, une dispute s'était élevée entre lui et le charron de Bailleul, comme de juste après des heures de beuveries. La querelle terminée, HAUTECOEUR annonçait qu'il voulait régaler l'assistance et commandait plusieurs bouteilles de vin chaud à la cabaretière. Celle-ci qui connaissait les moyens réduit d'HAUTECOEUR, craignant de ne pas être payée, hésitait à déboucher ses bouteilles. Le cordonnier sortait du cabaret en colère et rentrait quelques minutes plus tard, mettant les deux mains dans les poches de son gilet : il en tirait deux poignées de pièces de 5 francs qu'il jetait sur la table et par terre, se vantant d'avoir les moyens de payer la dépense qu'il aurait pu faire […] Ces prodigalités avaient paru étranges, car peu de temps avant le pillage de la diligence, il avait été obligé de vendre une vache pour payer une dette arriérée de 22 francs. Il avait été arrêté une première fois puis relaxé. Après sa sortie, il avait fait bâtir, acheté des meubles, quoiqu'il ne fût qu'un cordonnier peu employé préférant se livrer au braconnage.
Louis BOSSU, de son côté, tout en étant de connivence avec HAUTECOEUR, avait paru contrarié du manque de prudence de son ami lorsque celui-ci avait parlé à LECLERCQ de son projet d'attaquer la diligence. Le lendemain de l'attaque, il était rentré chez lui vers six ou sept heures du matin, portant sous le bras un sac qui pouvait contenir de l'argent. Il y trouvait sa cousine Henriette BOSSU: celle-ci venait tous les jours soigner sa femme malade. " il dit à Henriette qu'il était malheureux pour lui d'avoir une femme comme la sienne; que si, à sa place, il avait une petite femme comme elle, il aurait passé la vie heureusement". En tenant ce propos mélancolique et galant à la fois à sa cousine, il lui montrait le sac rempli qu'il avait sous le bras. Tout comme son compère HAUTECOEUR, BOSSU vivait misérablement avant le vol. Depuis, il achetait des effets, apportait des améliorations à sa maison, faisait des approvisionnements de cuir, bien qu'il braconnait plus souvent qu'il n'œuvrât à son métier. Bref, la réputation d'HAUTECOEUR et de BOSSU était des plus médiocres et leur conduite suspecte. Tels sont les résultats de l'enquête menée à leur sujet et qui provoquent leur arrestation. Nettement défavorables aux accusés, sont-ils une preuve suffisante de leur participation au pillage de la diligence? Le jury de jugement appelé à examiner l'affaire déclare, à la simple majorité que BOSSU et HAUTECOEUR, sont coupables comme auteurs ou complices du vol. Mais la loi veut que dans ce cas, l'avis de la Cour puisse être joint à celui de la minorité du jury. Formant une majorité, la Cour, le 27 août 1812, après avoir délibéré, attendu que l'avis de la minorité des jurés a été adopté à l'unanimité par les juges, déclare que les accusés ne sont pas coupables. Ils sont remis en liberté sur le champ. (Tribunal spécial 1808- Arrêt du 27 août 1818). Comme on a dû le dire à Saulty à cette époque, HAUTECOEUR et BOSSU sont passés par une belle porte. Les treize ou quatorze autres complices ne seront jamais connus... tout au moins officiellement.
Certains verront dans ce récit une simple anecdote. C'est ce que pense dans son compte rendu de la Revue du Nord l’historien Léon Machu, célèbre parmi les khâgneux de Lille pour l’ennui qu’il savait cruellement distiller dans ses cours. Pourtant Sangnier donne à voir et à entendre les acteurs d'un passé trop souvent réduit à des actes administratifs, et au mieux une signature.
Je serais curieux de savoir si Marie BOSSU et ses descendants actuels ont eu connaissance de ce passé sulfureux !