Q comme Quitter tout
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Ce qui m’a donné l’idée de cette entrée, c’est le destin de Pierre Laligant (lettres L et N) disparu dans le naufrage de la « Méduse » alors qu’il allait chercher fortune au Sénégal, en abandonnant son petit Mussy-sur-Seine. Dans ma propre famille constituée des deux côtés de natifs de Bavincourt ou des villages voisins, rares sont ceux qui ont rompu les ponts pour aller s'‘établir ailleurs. Le seul à l’avoir fait serait mon grand-père maternel François Jégouic qu’un double exode a éloigné de sa Bretagne natale pour le faire atterrir à Bavincourt. Il a surfé dans un premier temps sur la grande exode des bretons déferlant sur la gare Montparnasse pour s’installer ensuite dans tout l’Ouest parisien.
Il travaille à Versailles à l’Hôtel de France (nous l'a-t-il assez répété), face au château:
il s’y occupe des chevaux (au service militaire qu’il effectue dans cette ville de garnison il acquiert d’ailleurs un diplôme d’hippologie). Son frère Yves s’emploie à Chilly-Mazarin puis à Clichy-la-Garenne où il s’installera d’abord comme charretier puis comme conducteur de bennes à ordure ; d’autres frères s’installent à Houdan -collecteurs de peaux de lapins et de ferrailles. Sur une fratrie de huit, cinq ont donc émigré dans la région parisienne. La guerre 14 est évidemment pour lui comme pour tous ceux de sa génération LA séparation des séparations. D’autant qu’à l’occasion d’un cantonnement à Bavincoourt, village à l’arrière du front d’Arras, il fait la connaissance de ma grand-mère. C’est là et avec elle qu’il s’installe après la guerre, non sans avoir connu les Dardanelles, «le front d’Orient », le Vardar et les femmes en pantalons qu’il évoquait souvent. C’était sa bouffée d’exotisme : ensuite, à part son pèlerinage annuel, même très âgé, dans ce qui restait de sa famille bretonne, il n’a plus jamais voyagé.
Le service militaire et les guerres coloniales sont pour ces fils de la campagne l’occasion de départs lointains, de dépaysements profonds mais momentanés et en général sans lendemain. L’arrière-grand-père Lucien a subi un service de quatre ans dont deux ans dans le 3è régiment de zouaves, ce qui lui a valu de participer à l’expédition du Tonkin du 30 octobre 1885 au 30 juin 1886. Une sacrée aventure pour un petit gars (1m55) du Pas-de-Calais.Il en a ramené des crises carabinées de paludisme: dans la famille on se plaisait à raconter qu’un jour de fièvre paroxystique il s’était emparé d’un petit poêle à bois tout allumé, l’avait arraché de la cheminée et transporté dehors. Une photo d’un pittoresque certain garde la trace d’une période exaltante dont il devait plus d’une fois remuer les souvenirs en remettant un seau de charbon dans son poêle flamand .
De lui ma mère tenait une boîte en laque incrustée d’oiseaux en nacre (on l’a toujours) et un éventail en plumes de paon: de temps en temps on le sortait de son papier de soie pour l’admirer mais les mites ont fini par en avoir raison. Il avait sa médaille du Tonkin, que dans mon enfance j’ai vu pieusement accrochée au mur chez ma grand-mère; des héritiers ignorants ou oublieux l’ont fait disparaître. Et il avait surtout sa pension d’ancien combattant du Tonkin qu’il avait dû âprement disputer... à l’instituteur du village (il y a eu des brebis galeuses parmi les hussards de la République) qui profitait d’une homonymie pour détourner la pension à son profit.
Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage
Et puis est revenu plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge
Certains ont tout raté et reviennent au pays entre quatre planches, quand ce n’est pas la seule machine administrative qui se charge de l’annonce de leur disparition au loin.
N¨18 extrait mortuaire du registre des actes d'état civil de Blidah ( Algérie) L’an 1845 18 févier à 3H de relevée par devant nous Anatole Pécoud commissaire civil de Blidah faisant fonction d’officier d’état civil sont comparus Jean Vincens 24 ans et Richard Julien François 24 ans infirmiers militaires de deuxième classe demeurant à Blidah lesquels nus ont déclaré que WALZ Henry 49 ans né à Romanswiller (Bas Rhin) interprète commissionné fils de Jean et de Babet Kahn est décédé ce jourd'hui à 3h du matin à l'hôpital militaire de cette ville
C’est au cours de ma recherche sur Adolphe WALTZ et ses fils (des universitaires spécialistes de l’Antiquité gréco-romaine) que j’ai trouvé cette copie de l’acte de décès dans les registres de Romanswiller dont le père d’Adolphe était originaire. Henry WALZ, c’est l’oncle d’Adolphe.
D’après l’âge de son décès, il est né en 1796 à Romanswiller, un village proche de Strasbourg. Comme dans d’autres villages de la région, les juifs s'y concentraient au 18è siècle, le séjour à Strasbourg leur étant interdit, sauf pour la journée, et en payant un octroi par tête. En 1784, un recensement demandé par Louis XVI indique à Romanswiller 41 familles juives soit 206 personnes sur le millier que compte le bourg. Mais de WALZ, point.
Et pour cause. Les juifs de France ont dû tout quitter en 1808 – symboliquement je veux dire : pour "parfaire" leur régénération civique l'Empereur par son « décret de Bayonne » leur impose dans un délai de trois mois d’avoir comme tout autre citoyen français un état civil fixe, c'est-à-dire un prénom à la naissance et un nom de famille, celui du père mais transmissible, et non pas changeant à chaque génération. Existe du coup un registre spécifique « prise de noms». Henry ( N° 20) appartient à la famille 7. Son père Abraham (fils de)JOSEPH devient Abraham WALZ (il signe d’ailleurs en caractères hébraïques de son nouveau nom), sa femme Barbe KAHN se fait simplement appeler Barbara KAHN, leurs enfants JOSEPH Caïm
et JOSEPH Hellen deviennent Heinry WALZ et Helena/Henriette WALZ. Pourquoi WALZ, alors que JOSEPH semblait commencer à fonctionner comme un nom «classique » en se tranmettant? Volonté peut-être de passer inaperçu, les WALZ dûment estampillés catholiques dans certains recensements postérieurs étant nombreux ? Cet abandon du nom, abandon de toute une tradition est en tout cas répertorié, inscrit dans un mouvement qui ne dépend pas du bon vouloir des nouveaux citoyens.
Ce qui interroge dans le cas d'Henry WALZ, ce sont les motivations, ou les événements qui l'ont conduit à quitter son Romanswiller natal mais en dehors du grand mouvement qui emporte la plupart des juifs d’Alsace vers les centres urbains désormais libres d’accès depuis la Révolution. Son frère Lehmann (le père d’Adolphe) devient instituteur à Colmar, quantité d’autres optent pour Strasbourg. Alors pourquoi s’installer à Blida, -et pour y mourir? Lehmann a sauté sur l’occasion d’ouverture offerte aux juifs: des études modernes et pas seulement l’approfondissement religieux, le monde des Lumières, l’allemand et le français sans s’enfermer dans la seule pratique du yiddish et de l’alsacien. Rupture avec le monde traditionnel de communautés contraintes à vivre en vase clos et trouvant en même temps une certaine satisfaction à ce repli sur soi. Mais Lehmann est le seul à faire le grand saut dans le monde nouveau. Abraham leur père était colporteur, leur mère avait des parents marchands de bestiaux, métiers habituels des juifs, moins par choix que par interdiction de cultiver la terre ou d’accéder à l’instruction dispensée dans les villes. Henriette la sœur se marie à un colporteur fils de colporteur d’un village voisin. Et Henry? Je n’ai rien sur lui entre sa prise de nom et ce décès à Blida en 1845, à 49 ans, entre sa "naissance" civique et sa mort physique.
Encore plus surprenantes du coup, cette échappée en Algérie, cette bouffée d’exotisme colonial. Après les vies étriquées, confinées dans un petit village alsacien, accablées de clichés désobligeants, voici des clichés encore, certes, mais qui sentent bon le sable chaud, dans cette « ville des roses » comme on surnommait Blida située au pied de l’Atlas, au seuil de la grande plaine de la Mitidja promise à la fertilité mais pour l’instant très marécageuse. Pour Henry, et pour de nombreux soldats ou civils à cette époque Blida est un tombeau : il y meurt à l’hôpital militaire.
De quoi ? Du choléra peut-être, toujours menaçant après l’épidémie de 1835. Et qu’allait-il faire là-bas? « Interprète commissionné », c’est-à-dire interprète officiel -dans les fourgons de l’armée ou de l’autorité civile qui commence à se mettre en place alors que l’occupation française ne date officiellement que de 1839. En fait de langues, hormis le français, et le dialecte alsacien enrichi d’hébreu, que connaît-il donc qui lui permette de jouer les intermédiaires entre les autorités et les « indigènes » ? Ce sont des arabophones, musulmans ou juifs. Un recensement de 1841 fait état de 175 européens, 270 musulmans et 113 juifs. Aurait-t-il appris l’arabe ? Peut-être bien, en se livrant à ce qu'il a toujours su faire, au colportage -dans le sillage de l’armée, vendant et revendant aux autochtones, aux soldats, aux civils européens qui se font de plus en plus nombreux à s’installer. C’est par cette activité commerciale avec les soldats, à l’arrière des combats qu’on explique souvent l’implantation de petites communautés juives dans le Nord de la France, près des places fortes, en marge des différents foyers de conflits du XVIIIe siècle. Comment le projet de venir faire des affaires en Algérie a-t-il pu germer dans la tête d’Henry au fond de son Alsace ? Récits de vétérans, de villageois revenus au pays après leur service militaire ? Scénario plus vraisemblable encore : il fait son service là-bas, et décide d’y rester, séduit par les projets – qui font long feu- de colonies militaires de vétérans ( les fameux soldats-laboureurs de Bugeaud) d’autant qu’il s’est aperçu qu’il y a des juifs, et que tant bien que mal lui et eux peuvent se comprendre, entre son hébreu mâtiné d’alsacien et l’hébreu liturgique que connaissent peu ou prou ses coreligionnaires de la Mitidja – encore que les juifs algériens parlent essentiellement arabe (plus tard, les rabbins venus de France pour « régénérer » le culte auront l’exigence exorbitante de prêcher en français à une assistance arabophone). Ces connaissances linguistiques approximatives lui permettront de jouer un rôle d’auxiliaire précieux auprès de l’armée, d’intermédiaire entre les différentes communautés et les autorités militaires et civiles, tout en continuant son commerce. Impossible de savoir (pour l’instant) s’il a fondé là-bas une famille. Destin inattendu malgré tout, d’autant que je relève, grâce à ‘Geneanet’, l’existence à Médéa dans ces années- là d’un Joseph EL KAÏM, justement les premiers nom ou prénom des WALZ. Troublant.