A comme ARCHIVES
Le goût de l’archive
Numérisation et mise en ligne ont simplifié l’accès aux archives : registres paroissiaux ou d’état civil, recensements, matricules militaires. Un remue-ménage, un renouveau, un miracle même : la modernité de l’instrument a fait surgir d’innombrables vocations de généalogistes et décuplé les capacités de recherches. Tant mieux. D’un clic, sans avoir à me déplacer, sans perdre de temps, juste celui de m’adapter à une nouvelle visionneuse (pour certains départements, c’est un sacré sport !) me voilà en Alsace, à Avignon, en Haute-Marne ; j’épluche un registre de 1650 à Saulty (Pas-de-Calais), je retourne à un recensement de 1872 à Lusignan-Petit (Lot et Garonne).
Mais cette efficacité a un prix :multipliée, l’Archive s’est banalisée ; image virtuelle, encadrée par les hiéroglyphes techniques de la visionneuse, on peut l’agrandir, l’éclaircir, la contraster à volonté mais mais …elle n’a plus de goût, plus d’épaisseur, de couleur, d’odeur. Un œuf de batterie en somme, une tomate de serre bien calibrée rouge et luisante mais sans rien de commun avec la tomate de jardin, bosselée, mûrie irrégulièrement mais goûteuse. L’écran réduit au même format un minuscule registre paroissial dépenaillé, écrit à la va-comme-je-te-pousse avec une mauvaise encre, une plume mal taillée et puis le solennel registre d’état civil de la fin du 19ème siècle soigneusement rempli par le secrétaire de mairie comme si c’était un livre sacré. Je viens de sortir de son carton vert tout neuf une liasse de minutes de l’étude de maître Lechon notaire royal à Avesnes–Le-Comte (Pas-de-Calais) dans les années 80 (1780). Pattes de mouches, actes fastidieux dont j’extrairai –peut-être- deux ou trois renseignements. Pourtant, même si je ressors bredouille, j’ai eu mon plaisir : palper, humer les feuillets d’un papier-chiffon fabriqué à la main, imaginer dans le tracé hâtif l’agilité d’une plume d’oie qui griffonne plutôt qu’elle ne forme les lettres : c’est celle du commis qui recopie à la chaîne acte sur acte tout en chahutant avec ses collègues dans le dos du tabellion. Bref, en direct avec le passé par le truchement de ces feuillets enfermés dans un carton d’archives. Alors tant pis pour ces taches malencontreuses sur l’écran, ces trous, ces coulures qui brouillent la lecture : c’est le souvenir d’une inondation ou d’une gouttière qui perce dans le local où étaient « conservées » les archives de la paroisse, les dégâts collatéraux d’un incendie, celui de la Révolution ou de la guerre 14.
Une vague d’émotion encore plus grande va me submerger lorsqu’après des années d’inertie, je pars sur la trace de Marcel Poisson : c’était un enfant de l’Assistance. Il avait été placé dès 8 ans à Bavincourt, en Artois chez Lucien et Mélina, des ouvriers agricoles - mes arrière-grands-parents. Dans la famille on n’avait conservé de lui qu’un souvenir éploré et une carte officielle qu’il leur avait envoyée après s’être engagé à leur insu dès août 14.
Je crois que vous mon voudres pas que j ai parti comme ça sans vous avoir prevenu enfin je vais vous donner mon adresse si vous voulez m’ecrire […] je pars pour la Belgique ce soir nous sommes 500 […] Bonjour à tous
Il était mort à 18 ans en septembre 1915. Après une recherche fiévreuse aux Archives de la Seine en plein mois d’août dans un Paris vide et surchauffé, j’ai été le premier à consulter le dossier qu’avait scrupuleusement constitué l’Assistance Publique de Paris. À l’ouverture du carton, la conservatrice a tamponné l’une après l’autre les pièces que personne d’autre avant moi n’avait regardées depuis qu’un(e) employé(e) les avait minutieusement, pieusement même rassemblées: lettres recommandées jamais ouvertes que l’Assistance publique avait envoyées à son père, indigent et malade, rapports de visite du tuteur de l’A. P., récriminations du pupille et surtout, pièces capitales que j’aurais voulu subtiliser (mais mon surmoi veillait et ON me surveillait étroitement) les demi-feuilles de cahier d’écolier sur lesquelles ses parents nourriciers notaient les frais engagés pour l’habiller, ou leurs plaintes au responsable local sur la mauvaise conduite de celui qui n’était pas le petit saint de notre légende familiale : humbles bouts de papier, seules traces que je connaisse de l’écriture de mes arrière-grands- parents.
Voilà les surprises que réserve le contact direct avec les archives. Malgré la commodité incontestable des mises en ligne de plus en plus variées, il faut de temps à autre savoir se ressourcer pour ne pas perdre le goût de l’archive, de ces parcelles de passé parvenues jusqu’à nous.